God of War : l’approche des cinématiques

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God of War : l’approche des cinématiques

L’équipe de Santa Monica Studio analyse trois scènes clés de son jeu de fantasy épique et explique comment elle a réussi à surmonter les difficultés de l’approche en plan-séquence.

Maintenant que God of War est sorti et entre les mains des fans, je repense aux moments qui nous ont aidés, ou du moins qui m’ont aidé, à mettre en place le nouveau style des cinématiques du jeu. Chacun de ces moments a été un tournant décisif où nous avons commencé par nous demander : « Pouvons-nous faire ça avec les outils que nous avons ? » Puis : « Pouvons-nous le faire sans briser notre langage visuel ? ». Et à notre grande surprise, ça a bien souvent marché.

J’aimerais partager trois de ces moments qui ont constitué des étapes essentielles dans la conception des cinématiques.

1. Le couteau de ta mère

Peut-on utiliser les techniques de narration traditionnelles quand plusieurs disciplines sont impliquées et sans couper la caméra ?

Quand j’ai lu la première version du script, cette scène a tout de suite retenu mon attention. Bien qu’elle ait été modifiée à de nombreuses reprises en cours de production, son contenu m’a toujours paru essentiel. Il s’agit de la dernière scène avant que nos héros entament leur aventure.

Il est primordial que le joueur s’attache aux personnages et saisisse les tensions qui existent entre eux. Sinon, comment pourrait-il s’intéresser à leur voyage ? Nos auteurs (Matt Sophos et Rich Gaubert) avaient posé ces bases à merveille et je voulais être sûr que le message soit délivré de manière subtile, mais claire et évocatrice.

  • Quelle relation unit Kratos à son fils ? Que ressentent-ils l’un envers l’autre ?
  • Comment vivent-ils la mort de Faye ?
  • Comment Kratos conçoit-il le fait d’élever seul son fils ?

J’ai décidé d’utiliser les tons bleus et froids de l’extérieur pour représenter Kratos en tant que père (du moins à ce stade de l’histoire) et le redoutable voyage qui les attend. Cet éclairage nous a permis de créer des contrastes saisissants.

Ensuite, nous avons utilisé la lumière chaleureuse de l’intérieur pour symboliser le sentiment de sécurité émanant de la mère d’Atreus et les émotions plus douces.

Le défi était d’exploiter la mise en scène et les mouvements de caméra pour opposer ces deux ambiances et établir les rapports entre les personnages ainsi que leurs personnalités, dans un plan-séquence.

À cela venait s’ajouter les contraintes techniques de la création d’un éclairage sophistiqué dans des scènes rendues en temps réel. Notre éclairagiste, Greg Montgomery, est parvenu à composer avec ces données de façon incroyable.

God of War: Art of the Scene

  • Plan de caméra large pour faire ressortir l’environnement, combiné à la lumière matinale froide et bleutée. Atreus est dehors, il est dans le monde de son père.

God of War: Art of the Scene

  • L’ouverture de la porte met fin au plan et on découvre un corps gisant sur une table, baignant dans la lumière chaude d’un intérieur douillet et rassurant. Atreus est toujours dans la froideur du contre-jour.

God of War: Art of the Scene

  • Le contre-jour s’estompe et la lumière chaude enveloppe peu à peu Atreus. La caméra zoome lentement pour créer un sentiment d’intimité allant de pair avec ce nouvel éclairage. Atreus quitte le monde de son père pour s’abandonner au souvenir de sa mère.

God of War: Art of the Scene

  • Lumière douce et chaude et plan rapproché véhiculant un sentiment d’intimité malgré la tragédie. C’est le moment pour Atreus de faire son deuil. Kratos n’est pas à l’image. Atreus est dans le cocon maternel, là où il a été toute sa vie et où il se sent bien.
God of War: Art of the SceneGod of War: Art of the Scene

 

  • La caméra vire soudain à gauche pour révéler la silhouette de Kratos qui se découpe sur la lumière bleue et froide de l’extérieur, le visage dans l’ombre. L’intimité est rompue. On peut presque entendre Kratos s’exclamer : « Ressaisis-toi mon garçon, sois un homme ! »

God of War: Art of the Scene

  • Le plan s’élargit à mesure que Kratos remplace Atreus au centre de la scène. L’intimité est rompue. Juste avant que Kratos s’avance dans la lumière des bougies, la caméra s’arrête derrière lui et le maintient dans un halo bleu. Il vient littéralement de jeter un froid dans la pièce.

God of War: Art of the Scene

  • Atreus a compris le message. Il reprend ses esprits et se ressaisit, plongeant à son tour dans la lumière bleue. Il n’est plus dans le monde de sa mère, mais à nouveau dans celui de son père. Il s’essuie les yeux et passe hors champ.

God of War: Art of the Scene

  • Atreus is no longer in the frame. Kratos is now alone. He no longer has to uphold the role of the stern father and he can now shift into the role of the mourning husband.

God of War: Art of the Scene

  • La caméra pivote pour marquer la transition. Kratos sort du halo bleu et entre dans une chaude lumière orange. Il est toujours filmé en contre-plongée, ce qui lui donne un air menaçant. Malgré son chagrin, il reste avant tout un guerrier endurci et il refuse de céder à ses émotions.

God of War: Art of the Scene

  • La carapace de Kratos se fissure enfin. Il se penche dans la douce lumière orangée. Il est à son tour entré dans le monde de Faye. C’est l’un des trois passages du jeu où il dévoilera ses émotions.

God of War: Art of the Scene

  • Ce bref moment s’achève. Kratos se détourne de la lumière chaude. On retrouve Atreus, et Kratos redevient le père strict qu’il pense devoir être pour son fils.
    Tous deux sont baignés dans une lumière froide. Ils retournent à leur occupation.

Deux autres passages m’ont marqué quand j’ai lu cette scène dans le script. L’éclairage étant défini par l’environnement à partir de là, j’ai choisi de les mettre en exergue grâce au cadrage et à la mise en scène.

God of War: Art of the SceneGod of War: Art of the Scene

 

Nous avons vu la puissance des sentiments de Kratos à l’égard de Faye et à quel point il réprimait ses émotions. Le bûcher est d’une importance capitale à ses yeux. Et voilà qu’Atreus, avec ses préoccupations puériles, vient tout gâcher. Instinctivement, on aurait tendance à penser que Kratos va lui coller une raclée ! Mais au contraire, il nous surprend en se penchant pour s’occuper de la brûlure de son fils. De fait, on ignore s’il est guidé par l’instinct paternel ou s’il veut juste s’assurer qu’Atreus pourra combattre. Ce contraste m’a frappé en lisant le script et j’ai voulu le souligner. Quand Atreus fait tomber le couteau, Kratos disparaît de l’écran. L’action se concentre sur le garçon et ses besoins. Et quand Kratos reparaît, il est cadré de façon brutale. Le plan est menaçant, plein d’agressivité. Atreus regarde son père et on sent le doute dans ses yeux également. Et puis, Kratos brise la tension en se penchant pour retirer une partie du bandage qui couvre son bras et en recouvrir la main d’Atreus. La tension a disparu.

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Kratos est aux prises avec le chagrin d’avoir perdu Faye et le fait qu’il ignore comment être un père pour Atreus. Il entraîne Atreus dans un monde qu’il connaît en lui disant qu’ilspartent à la chasse), malgré sa peine encore vive. La fin de la scène était l’occasion parfaite d’illustrer ce conflit. Quand Atreus revient dans le champ, arc à la main, et demande cequ’il doit faire, Kratos est au premier plan, mais flou. Et quand il répond, au lieu de transférer le point sur lui, le point reste sur Atreus. Kratos parle, flou, éclairé par la lumière chaude du bûcher, le regard perdu dans le vague. Il n’est pas là. Il est capable de réagir et de donner des ordres à Atreus, mais son esprit est ailleurs. Il pleure son épouse. Je trouvais que ça ajoutait à la scène la petite pointe de tension dont elle manquait.

2. Saut du bateau volant

Changer de point de vue (de la troisième à la première personne et vice et versa) pour donner un sentiment d’hallucination tout en rendant les personnages attachants.

Dans cette scène, Kratos revit un douloureux secret de son passé : le moment où il a tué son père, Zeus. On illustre ici un des mécanismes du royaume de Helheim pour torturer mentalement ses habitants. Cette vision assène un double coup à Kratos : il est traumatisé en la revivant, et il est perturbé par le fait que son fils assiste à cette scène d’un passé qu’il a tout fait pour lui dissimuler. À côté de ça, Atreus voit pour la première fois son père sous l’emprise de la rage : déchaîné, brutal et incroyablement violent. La difficulté était de dépeindre tous les éléments suivants dans un plan-séquence :

  • La brutalité de la vision.
  • La réaction d’Atreus en y assistant.
  • La double réaction de Kratos face aux événements.
  • Et cerise sur le gâteau : faire tout ça en évoquant un sentiment de délire, de folie.

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  • La brume de Hel monte en dessous du bateau, attirant l’attention de Kratos sur la scène qui suit. La tension monte tandis qu’on passe du Kratos d’aujourd’hui à Kratos jeune.
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  • Kratos prend son élan pour asséner un puissant coup de poing et ce mouvement nous sert à passer en vue à la première personne. Le spectateur devient Kratos. Il partage ce moment de rage et revit cette scène de son passé. C’était également l’occasion de rendre hommage à un moment fort de God of War III.

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  • La caméra se balance pour suivre les coups de poing, ce qui nous permet de découvrir Atreus qui nous ramène à la réalité. Le spectateur vit désormais cette scène comme une révélation pour Atreus.
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  • Quelque chose attire l’attention d’Atreus. Il court vers Kratos et on repasse en vue subjective. Nous sommes à nouveau dans la tête de Kratos qui réalise que son fils vient d’assister à un des moments les plus sombres de son histoire.
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  • Atreus secoue son père et lui montre le danger. Le passage de la vue à la première personne à la vue à la troisième personne nous permet de vivre l’hésitation de Kratos qui lutte pour sortir de sa rêverie, et renforce l’impression de délire.

God of War: Art of the Scene

  • Il réagit uniquement parce que la vie d’Atreus est menacée.

3. Intro de l’ogre

Aborder une scène d’action en capture de mouvement avec des interactions physiques entre des personnages de différentes tailles.

Les défis précédents consistaient à définir le langage émotionnel des cinématiques et à l’exprimer dans un plan-séquence, avec un moteur de rendu en temps réel. Ici, la difficulté était plus d’ordre technique et elle nous a permis de voir comment approcher les scènes d’action. Nous avons pu déterminer de quels outils nous aurions besoin sur le plateau et jusqu’où nous pouvions aller dans la performance de personnages de différentes tailles en temps réel.

  • Les ennemis imposants ont une place essentielle dans l’univers visuel de God of War. C’est pourquoi nous voulions nous attaquer à ce problème très tôt.

  • Une fois la scène détaillée sur papier, nous l’avons répétée dans un espace concret. C’était une étape clé pour vérifier si les objectifs écrits étaient réalisables, mais aussi l’occasion pour les participants impliqués de mémoriser la chorégraphie et d’établir un timing. C’est intéressant de voir à quel point nous étions lents et prudents au début.

God of War: Art of the Scene

Chaque acteur jouait son rôle dans son espace dédié, à son échelle, en s’aidant d’objets qui représentaient les autres personnages. C’est pourquoi il était essentiel de mémoriser la chorégraphie à l’avance :

  • Bruno, notre directeur d’animation, jouait Kratos.
  • Erica, la responsable de l’animation des cinématiques, jouait Atreus.
  • Mehdi, le responsable de l’animation in-game, jouait l’ogre.
  • Et moi, le directeur de la photographie, je m’occupais de la mise en scène, je donnais les instructions et je « filmais ».

Toutes les actions étaient synchronisées et les acteurs réagissaient les uns aux autres, bien qu’ils n’aient aucun contact avec le monde réel. Cette exécution bien huilée, toute la préparation et les répétitions ont vraiment porté leurs fruits. Nous savions que nous étions capables de tourner des scènes d’action en plan-séquence et temps réel, malgré les différences d’échelle entre les personnages.

Comme vous pouvez le voir dans cette vidéo, j’ai tourné cette scène en regardant les écrans sur le plateau et en me servant d’un bâton pour représenter la caméra. Ce test nous a permis de rassembler les données nécessaires au développement d’un système de caméras virtuelles bien plus sophistiqué.

En revoyant ces scènes, je me rends compte de tout le chemin parcouru. En explorant ces méthodes et ces idées pour mettre en place le concept de plan-séquence imaginé par Cory Barlog, nous avons réussi à créer un langage visuel clair, efficace et recherché. Ça peut paraître cliché, mais comme le dit le proverbe, il faut tout un village pour élever un enfant.

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