Une plongée en profondeur dans la conception de cette œuvre musicale qui se remixe indéfiniment.
Comme toute tâche créative, la composition musicale se résume à une série de choix, vous arriverez à un croisement sur votre route et vous devrez choisir quel chemin prendre. Pour chacun des choix que vous effectuez, au moins un autre chemin demeure inexploré. Il existe peut-être des univers parallèles où toutes ces compositions possibles ont vu le jour.
Mais composer en utilisant un système de randomisation pour déterminer quelle direction prendre entre plusieurs idées permet d’explorer de nombreuses options et ainsi, plusieurs versions d’un même morceau de musiques peuvent coexister.
Lorsque j’ai joué pour la première fois à une démo de Creaks, qui arrive enfin sur PlayStation 4 aujourd’hui, quelque chose m’a traversé l’esprit : peu importe votre nombre de morts, vous reviendrez toujours à la vie.
Il est donc possible qu’un joueur doive recommencer un niveau de nombreuses fois en essayant de résoudre le puzzle qui lui fait face et je voulais faire en sorte que la bande-son ne soit jamais exactement la même. À chaque nouvelle tentative, le joueur risque aisément de se lasser de la musique.
C’est la première fois que je composais la bande-son d’un jeu vidéo et la découverte d’un programme me permettant de créer des morceaux de musique capables de s’adapter aux jeux a été une révélation qui m’a introduit à de nouvelles formes de composition. Espérons que mon manque d’expérience avec les bandes-son de jeux vidéo a pu être compensé par mes connaissances de différents genres musicaux et par mon intérêt pour les technologies permettant de manipuler des samples d’instruments (comme les « remix automatiques » ou les « boucles infinies ») pour produire un contenu musical original et innovant.
J’ai parlé de mon projet à un ami designer du son (Ali Tocher de LookListenAudio), qui m’a ensuite présenté un merveilleux petit programme, FMOD Studio. Grâce à lui, j’ai pu créer une musique adaptée pour chaque niveau tout en y incorporant le processus de randomisation. Les variations sont si nombreuses qu’il y a des milliers de combinaisons possibles (mélange de structures, d’effets, d’arrangements, etc.) si bien que la musique du jeu ne sera jamais exactement la même deux fois. Elle génère des arrangements automatiquement et peut être écoutée indéfiniment sans qu’elle se répète. La structure de chaque morceau est déterminée par la progression du joueur à travers chaque niveau. Le morceau progresse en fonction de l’avancement de la résolution du puzzle.
L’idée qu’un morceau de musique entendu dans le jeu n’ait jamais été entendu auparavant et ne le sera plus jamais avait quelque chose d’excitant pour moi.
Cette « bande-son vivante » était vraiment très inspirante lors du processus de création. Mais lorsqu’il a fallu composer des morceaux « finis » pour la sortie de l’OST, j’ai de nouveau dû faire prendre des décisions concernant le choix des arrangements et des structures qui se devaient d’être aussi percutants que ceux créés par la musique du jeu. Il s’est avéré difficile de condenser plus de 100 morceaux de musique « infinis » (chacun d’entre eux dure au moins 6 heures dans le jeu) pour les regrouper sur un seul album.
Mais c’était très plaisant de remixer ces compostions infinies de sorte à en faire des pistes plus courtes pour qu’elles tiennent sur l’album. Paradoxalement, il y avait une certaine liberté à composer sous la « contrainte » des règles que je m’étais imposées et à faire ressortir des éléments musicaux qui sont moins accentués dans le jeu. Par exemple, les percussions sont bien plus présentes sur l’OST que dans le jeu, car elles servaient surtout à célébrer la réussite du joueur lorsqu’il atteint la fin du niveau et cela évite de le déconcentrer alors qu’il tente de résoudre les puzzles sur sa route.
Un autre aspect frappant du travail d’Amanita est l’utilisation de dessins faits main qui sont ensuite manipulés et animés à l’aide de programmes informatiques : un mélange de procédures analogues et digitales.
Chacun des personnages du jeu est représenté par un instrument différent. Par exemple, voici une sélection des différentes cithares que j’ai utilisées pour le personnage principal :
La musique du jeu reflète votre progression au fil du temps en écho au dessin et devient plus complexe au fur et à mesure que les puzzles deviennent plus difficiles.
Le jeu commence dans un monde primitif, où la musique est essentiellement composée à partir de vieux instruments (des cithares, des flûtes, des percussions) et même certains instruments faits main, comme cette harpe conçue à partir d’un coupe-œuf :
Puis nous évoluons dans un monde plus baroque/gothique, où les cloches, les orgues et les chœurs sont légion. Il y a aussi ces carillons que j’ai conçus à partir de pièces d’un glockenspiel :
Puis un monde « classique », dominés par les pianos et les instruments à cordes. Ensuite, un monde « électronique », où les textures, les rythmes, les lignes de basse et les mélodies sont composées sur un synthé. Et enfin, un monde magique, sombre et futuriste, où la clarinette est très présente.
L’OST comporte un large mélange de tous ces styles. J’ai eu l’immense plaisir de faire participer certains des musiciens du Hidden Orchestra, ainsi que d’autres instrumentalistes. Je sais moi-même jouer de plus d’une vingtaine d’instruments et voici une sélection de certains d’entre eux.
En tant que compositeur, j’ai suivi un parcours classique. Quant à la production, je suis autodidacte et ai pu bénéficier de nombreuses expériences dans différents styles de musique au cours de divers projets et j’ai donc pu me servir de toutes ces influences et de ces idées pour créer une bande-son qui représenterait plusieurs genres musicaux.
Par exemple, la technique classique du « canon » m’a permis de partir d’une mélodie assez simple et d’en faire une composition « infinie ». Cela peut s’entendre dans plusieurs pistes électroniques dans l’atelier futuriste de l’inventeur par exemple, mais aussi à partir de morceaux de violoncelle classiques, comme dans le Palais sur la piste « One and One » de l’album.
Ce morceau est essentiellement un solo de violoncelle montant crescendo qui dure deux minutes environ. Je l’ai enregistré sur trois octaves différentes. Toutes les 40 secondes, une nouvelle couche se déclenche et se cale sur l’une de ces trois octaves, sur un silence ou sur une version légèrement plus riche de la mélodie, résultant en un morceau où trois violoncelles « s’accordent » sans avoir besoin d’une partition très fournie.
Grâce au logiciel FMOD Studio (originellement conçu pour créer des bruitages et des atmosphères « organiques », mais qui offre beaucoup de possibilités pour de la musique « réactive ») j’ai aussi développé une technique que l’on peut entendre sur la piste « Lifting ». La piste est basée sur des accords de piano – il y en a 15 en tout que le programme lance dans un ordre aléatoire – trois tons et trois couches rythmiques différents. Ces éléments sont combinés avec huit motifs synthétiques, quatre accords d’orgue et une sélection de percussions. Pour finir, des douzaines de mélodies jouées sur des violoncelles sont ajoutées et le programme les sélectionne également au hasard.
Cette randomisation est régulée par un panel de limites et de probabilités soigneusement défini qui évolue au fil du morceau.
Alors, très rapidement, on se retrouve avec des milliers, voire des millions de combinaisons sonores, harmoniques et mélodiques. Si la musique reste identifiable, elle ne sonnera jamais deux fois exactement de la même manière, comme lorsque l’on va voir un groupe de musiciens jouer en concert. Ils peuvent jouer une chanson que vous connaissez et que vous aimez, mais ce qui fait la force de cette expérience c’est qu’elle sera peut-être plus longue, que le rythme sera légèrement altéré, que vous profiterez d’un solo improvisé, ou d’un arrangement différent. Elle devient alors « unique ».
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