Un aperçu exclusif de la technologie et du travail d'équipe qui ont donné naissance au dernier titre de Naughty Dog
C’est mon deuxième jour à Seattle. Ellie et Dina explorent la salle annexe d’une synagogue en ruines. J’ouvre le mode photo, comme je l’ai déjà fait à de nombreuses reprises depuis le début du jeu. Le dernier titre de Naughty Dog s’est rapidement avéré être un régal pour les yeux.
Je me déplace pour cadrer la photo : je veux bien capturer les expressions et le langage corporel des personnages. Je me positionne en fonction de l’éclairage. En faisant cela, je vois que le regard d’Ellie est attiré par un tableau dans la pièce. Impossible d’interagir avec, aucune ligne de dialogue n’y est associée. Pourtant, son expression indique qu’elle s’interroge sur cette toile. Est-ce que Naughty Dog avait réellement créé des réactions si subtiles pour tout ce qu’il y a dans le jeu ?
Spoiler Alert: Cet article contient des détails sur l’histoire de The Last of Us: Part II
La réponse à cette question est oui, et c’est remarquable. Cette illusion parfaite est possible grâce aux multiples systèmes de jeu qui tournent en même temps. Ils ont tous été conçus pour offrir l’image la plus réaliste possible des modèles de personnages en jeu.
Ces modèles sont différents des personnages créés par capture de mouvement à partir de vrais acteurs pour les cinématiques. Quand le gameplay commence à la fin de celles-ci, c’est là qu’on peut admirer le travail minutieux des équipes du studio.
Keith Paciello, animateur studio, partage ses secrets de fabrication. C’est lui le cerveau à l’origine de la technologie faciale qu’on trouve dans le jeu, et qui a participé à de nombreux autres aspects de l’animation.
“Dans cette scène-là,” m’explique-t-il lors d’un appel vidéo, “le joueur bouge le joystick de façon à ce qu’Ellie regarde le tableau, ce qui déclenche la réaction ‘regarder la cible’ qu’un concepteur a placée là. En plus de ça, j’ai animé des petites saccades dans les yeux du personnage quand il n’est pas occupé pour donner l’impression qu’il réfléchit. Quand on superpose les saccades oculaires au regard focalisé sur un point précis, on obtient une expression de concentration et l’illusion de la réflexion.”
C’est le parfait exemple du résultat d’une collaboration étroite entre différentes équipes durant le processus de développement, et il met aussi en relief le travail accompli par le système d’animation systématique des expressions faciales de Paciello. Pour faire simple, il sélectionne une expression faciale parmi 20 états émotionnels différents pour les 25 personnages clés qui apparaissent à l’écran. Cela inclut les personnages principaux, les partenaires coop, les ennemis, et même certains infectés.
L’animation faciale est alliée au mouvement des yeux, au langage corporel, et à la respiration, le tout interconnecté et déclenché par des moments précis du script, des lignes de dialogues, des rencontres ou des passages d’ambiance : voilà pourquoi Ellie semble absorbée par un tableau. L’illusion des émotions a été conçue avec une précision mathématique. “Ça donne une profondeur sans précédent aux personnages”, explique Paciello.
Après 17 ans dans l’animation, dont neuf chez Naughty Dog où il a récemment pu assumer le rôle de responsable animations cinématiques pour Uncharted: Lost Legacy, Keith était déterminé à trouver la meilleure manière de capturer les émotions des personnages.
Mais la véritable épiphanie qui a révolutionné The Last of Us Part II est venue d’un petit brin d’herbe.
“Tout le monde voulait se surpasser pour TLOUII”, me raconte Paciello pendant notre appel vidéo. “On regardait un brin d’herbe et on se demandait comment on pouvait l’améliorer. Se faisant, on a regardé une vue d’ensemble, et il y avait cette expression vide sur le visage des personnages. Ça a été le moment déclencheur. Je me suis demandé comment faire pour ajouter des petits marqueurs émotionnels aux personnages dans tout le jeu, de façon à ce qu’à tout moment, les joueurs puissent voir ce que ressentent les personnages.”
Il a passé le plus clair de son temps à résoudre cette énigme pendant la phase de développement. Il a commencé à sculpter les expressions universellement reconnues sur le modèle facial d’Ellie : la joie, la tristesse, la peur, la colère, la surprise, le dégout et le mépris. Il était en contact avec l’équipe en charge des dialogues, qui a déterminé à quels moments il fallait déclencher telle ou telle émotion. En résulte une base solide qui permet aux personnages de passer d’une émotion à l’autre de façon organique. “On a tellement réduit l’écart entre les expressions en jeu et celles des cinématiques qu’on peut jouer au jeu entier sans voir de réelle différence entre l’un et l’autre.”
Ensuite, Paciello a participé au développement du combat en mêlée : il a conçu des réactions réalistes pour les combattants. Il a aussi aidé à animer le système de respiration (“six animations, qui vont de la respiration calme jusqu’au souffle court”) qui est si développé qu’on voit les personnages passer de la respiration avec la bouche ouverte, à la bouche fermée en fonction de la proximité des ennemis. “C’était une de mes collaborations préférées du projet”, me confie Neil.
En dehors des réactions liées au script, les personnages ont chacun plusieurs expressions “neutres” avec une touche d’émotion. Il a également aidé à créer à la main des poses qui reflètent les émotions de chaque personnage. Pour chacune des 15 à 20 émotions, il y avait environ 40 poses. À la fin de la production, il avait produit le nombre impressionnant de 15 000 poses.
Tout ce travail portait ses fruits. Une fois le système en place, la réponse a été unanime : l’équipe, les testeurs de jeu, et même Keith lui-même trouvaient tous que le lien émotionnel avec les personnages était bien plus fort.
Paciello attire notre attention sur le moment où Ellie se rend sur la tombe de Joel pour voir un exemple de transition fluide entre une cinématique et le gameplay. “Bougez la caméra [après la fin de la cinématique] et vous verrez qu’elle est toujours dévastée”, explique-t-il. “J’ai parlé à l’équipe en charge des personnages pour voir si on pouvait réaliser les textures qui donnent l’impression qu’elle venait de pleurer, pour vraiment lier le tout.”
Pourtant, même avec ce système en place qui fonctionnait comme espéré, les équipes continuaient de perfectionner chaque scène, de peaufiner les expressions de chaque personnage. L’épuisement apparent d’Ellie dans la scène à Santa Barbara a fait l’objet de beaucoup d’attention. “On ne savait pas si on devait mettre l’accent sur la douleur, puisqu’elle venait de se faire poignarder. Au final, Neil était satisfait de l’expression de fatigue.”
Certaines scènes nécessitaient un peu plus d’attention pour renforcer des émotions clés. La réaction d’Ellie en voyant la statue de tyrannosaure dans un flash-back “a été créée spécialement pour ce moment”, et pour le combat final sur la plage, Paciello a retravaillé toutes les émotions d’Abby pour donner à cette scène la solennité qu’elle mérite.
“On a tous beaucoup appris pendant ce projet”, dit Paciello. “Quand je me suis penché sur cette scène, Abby avait un air sauvage dû à son visage émacié. J’ai discuté avec Christian, je lui ai dit que j’allais dupliquer toutes ses émotions pour le combat en mêlée et que j’allais en faire de la fatigue. De cette façon, vous pouvez choisir entre féroce et épuisée. Elle parvient peut-être à rassembler ses forces pour attaquer, mais elle sera épuisée ensuite.”
Pour l’animateur, cette scène est le point culminant de tout ce sur quoi les équipes ont travaillé et la preuve que le système a rempli son rôle.
“Même avant l’ajout du sang, quand j’ai enregistré le combat, je me souviens m’être dit que je n’avais pas envie de la frapper. J’ai montré le résultat à Neil [Druckmann] et il m’a dit de continuer sur cette voie. Il paraît qu’un des testeurs du jeu a jeté sa manette par terre, de rage, en disant qu’il n’en pouvait plus. Pour moi, c’est une réussite.”
J’ai demandé à Paciello s’il avait une scène préférée du jeu qui montrait son système en action. Il m’en a donné plusieurs (“Dina et Ellie qui discutent à cheval, ou Lev et Abby. Yara qui parle de Lev dans l’aquarium”), mais il finit par en revenir à la scène sur la plage, quand Ellie et Abby atteignent la fin de leur arc respectif avec ce combat explosif et drainant, chacune arborant ses cicatrices émotionnelles comme des peintures de guerre.
“Ça m’a fait prendre conscience qu’on avait vraiment poussé les choses très loin. C’est ce que je voulais, ce dont je rêvais quand j’ai présenté l’idée de ce système.”
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